Petite souris

Contribution de Cécile via le Décaméron

— Ohé ? Ohé il y a quelqu’un ?

Petite souris faisait résonner sa voix dans la pièce. Ne pas s’exposer au danger, attendre que la voie soit libre, ces phrases ressassées dans l’enfance lui venaient à l’esprit aujourd’hui. Tout comme le plaisir rebelle de désobéir aussitôt, mettre un pas en avant, franchir la ligne et risquer la surprise, bonne ou mauvaise.
Ces temps-ci la saison n’était pas drôle, les tiroirs quasiment vides, apprendre à se restreindre, apprécier le grain de riz retrouvé et redécouvrir son terrier. Changer de sens en dormant tiens, essayer. Marcher en arrière les yeux fermés pour faire de l’exercice, développer de nouvelles capacités. Inutile ? Petite souris n’en était pas convaincue, alors dans le doute, se préparer à de nouveaux possibles.
Comme ça, un soir, elle se met à chanter à la lune, hissée sur une motte de paille, un verre à la patte et trois chips en guise de festin. Une mélodie aigüe, triste et vive, remplie de rires étouffés et de nostalgie gonfle l’air. Petite souris s’étonne à prendre plaisir à ces sons étranges qu’elle module en faisant bouger sa langue de gauche à droite puis de bas en haut. Elle manque de s’étouffer avec une chip et comprend mieux pourquoi les chanteurs d’opéra sont souvent épais. Elle se dit qu’ils doivent faire beaucoup de réserves pour pouvoir ensuite ne plus manger et assurer tous les concerts de l’année, le yin et yang de la gorge. A cette sérénade gutturale, petite souris n’attend pas de réponse. Pourtant, une coccinelle égarée qui avait décidée de passer la nuit dans ce coin de pelouse se réveille en sursaut. Quel est ce son jamais entendu ?
Intriguée elle se redresse et s’envole, guidée par les vibrations du vent. Elle veut aller voir d’où ça vient : une machine oubliée qui fait des siennes, un autre, mais dans ce coin c’est peu probable et si c’est le cas, ça ne serait pas prudent d’aller à sa rencontre. Coccinelle est raisonnable, s’approcher un peu mais si le vent tourne, s’éloigner aussi sec, promis. C’est le plan, l’accord tacite de la bonne conduite, ce qui fait qu’elle est encore là. Et puis comme ça, juste un instant, écouter mieux, tendre l’oreille un peu plus et sentir sur ses élytres un frisson. Impossible, ça n’arrive jamais à une coccinelle! Un autre. L’envie soudaine de faire un tour sur soi-même, comme ça pour rien. Les antennes s’attendrissent et c’est le corps tout entier qui vibre. On pourrait même parler de danse, un peu saccadée et maladroite oui mais présente.
Petite souris s’égosille toujours, elle s’apprête à arrêter quand soudain, elle aperçoit un point bouger, gigoter mystérieusement. Un suspense dans la voix, le point se fige. Un regard et le voilà battre des ailes nerveusement. Un grand sourire vient aux lèvres de petite souris. C’est immédiat, pas le temps de penser, l’urgence est à saisir ce lien, rechanter ou ce qui y ressemble et voir si l’autre s’approche un peu. Une rencontre peut-être, un nouveau possible ?
Le plaisir est plus fort que la panique, les sons reprennent, malgré la peur et la surprise de ces yeux qui regardent, continuer la valse nocturne. Coccinelle goûte à une volupté indescriptible, elle vole et bouge au rythme d’une petite souris esseulée. Elle a envie, est-ce qu’elle peut, est-ce qu’elle osera ? Un coup d’aile vers la fenêtre, juste un, pour voir à quoi cet autre ressemble, serait-ce un piège ?

Cette petite souris c’est moi, et le soir à regarder les étoiles du velux de ma chambre, je me surprends à rêver à un ballet de coccinelles qui se forment comme les apprentis danseurs de 5, 6 ans. Les coccinelles c’est nous, malhabiles à survoler la vie qui échappe si souvent. Et puis comme ça, d’un coup la lune qui change de sens, le jour se lève et toi, moi on a droit au printemps. Le vent sur ma joue et des bises au soleil, je sais quoi faire. Aller chercher ces coccinelles, cet autre qui me surprend, me réveille et me gonfle de vibrations. Faire résonner cet éveil après une hibernation tardive et comme ça d’un coup, toucher la lune, du doigt, un verre à la patte et trois chips en guise de festin, un grand sourire collé au corps.

— Ohé ? Ohé il y a quelqu’un ?
— Entre, j’arrive!

 

Merci à la cie Superlune qui a relayé cette consigne pour le final de son Décaméron et à toutes celles et tous ceux qui ont répondu à l’appel !