Contribution de Nathalie via le Décaméron
Pour Jacqueline.
Mon fils a perdu sa grand-mère. Je perds une belle-mère extraordinaire. Seule, confinée dans un EHPAD qui n’a pas pu la protéger, ce satané virus est arrivé à la chopper. Elle n’avait pourtant pas la moitié d’un caractère. Elle s’est sans doute laissée séduire. Lasse de lutter.
Après cette période de distanciation sociale, notre rapport à la fin de vie aura changé. Après avoir confié nos anciens, aux bons soins de structures nées pour nous alléger. Après avoir assisté impuissants au départ de nos défunts sans le moindre baiser. Nous nous sentons si seuls. Et que reste-t-il ? Même pas l’ombre d’une dépouille. Une urne. Juste une boîte dans laquelle sont rassemblées les poussières de ce que nous avons été. Cendres éparses. Légères comme le vent. Des petits bouts d’humanité qui traversent des époques. Connard, bienveillant, pauvre, riche…. qu’est-ce que cela change ? Tous pareils. Cette fois pourtant, nuls habits de couleur noire, nuls homme ou femme de foi, nuls lieux de culte … Qu’auraient-ils bien pu nous dire ? De croire, de garder espoir ?
L’espoir. Dans le deuil. Car c’est de cela dont il s’agit. Faire le deuil. Chacun dans son coin. Et après ? Il ne demeure qu’une chose au-delà de notre corps tout entier. L’amour que nous avons porté. Aux autres. A soi. Et au monde.
Pour moitié corse et italienne, c’est elle, la première fois qui a prononcé ce mot italien : insieme.
Ensemble. Tous, nous étions rassemblés autour d’elle chaque été dans la maison familiale. Les thésards, la famille, les indépendantistes, les enfants, les amis, les politiques, les amants, le mari, les poètes. Il n’y a jamais eu de frontières dans ce clan qui m’a accueilli les bras ouverts. Elle était grand-mère noire par opposition à grand-mère blanche. Surnoms dont nos enfants les avaient coiffés. Le yin et le yang. Des femmes uniques, refusant toutes les conventions au prix d’une liberté assoiffée. Ce que la noiraude préférait ? Changer les couches de nos nourrissons devant un jeune étudiant binoclard venu travailler avec elle son prochain article au mois d’août.
Ensemble. A la plage dans la lumière d’une fin de journée. À déjeuner pour déguster la pêche de la matinée. Écailler, vider le poisson, avec un verre de cap corse comme une Mama italienne en tongs et longue robe noire. Les pins, le libeccio, le parfum du jardin. Les discussions, la fumée des cigarettes, les chants polyphoniques, les lectures nocturnes, l’amour de la littérature. Nous étions insouciants, bronzés et ivres. Ivres de moments partagés jusqu’à la lie, emportés par une femme cheffe d’orchestre qui se levait à l’aube avec pour seule envie : le plaisir de vivre.
Ensemble. Sur les photographies jaunies, dans les albums de famille. Lors des repas improvisés. Il y avait toujours des bulles au frais. Deux gouttes derrières les oreilles pour la chance. Servi dans des coupes. Les flûtes c’est ringard, disait-elle. Tout événement, aussi infime soit-il, méritait d’être fêté. Oui la vie était une fête. Nul besoin d’attentats pour le découvrir.
Ensemble. A l’hôpital pour les enfants battus. A l’Assemblée Nationale pour les homosexuels. Dans la rue contre les retraites, pour le mariage pour tous, pour le climat. Avec les gilets jaunes, avec les femmes, avec les invisibles. Combien de combats insieme a-t-elle menés la « petite juriste » ? Inépuisable, indomptable, indécrottable, elle tricotait des bonnets rasta pour les trois ans de son petit-fils.
Ensemble. Serrés les uns contre les autres, nous étions les rois des câlins et des folles embrassades. Des gestes, des « gesti ». Des tourbillons de rires et de bulles. Oui, il reste les souvenirs et l’amour qui ont été distillés. Elle est tellement vivante, qu’au fil des mots, je la sens. Elle se tient à côté de moi. Presque palpable.
Nous ne sommes rien. Serons-nous plus après ? Non. Serons-nous meilleurs ? Je l’espère. L’événement n’est qu’un indicateur du bon chemin. Soyons insieme pour ne pas se laisser faire. insieme nous irons plus loin, forts de nos chagrins.