Chaleur, chaleur

Contribution de Clémence via le Décaméron

C’était une journée de travail assez morose qui avait débuté sous un ciel de plomb, la chaleur se faisait pesante et moite à l’extérieur et les bureaux n’étaient pas épargnés en raison d’un système de climatisation défaillant. En arrivant ce matin-là, chacun chercherait la meilleure place, celle que le soleil n’enflammerait ni le matin ni l’après-midi, tout en évitant d’être installé à proximité du couloir au vu et sus de tous. La mission était d’autant plus complexe que c’était vendredi, le dernier jour de la semaine où les locaux étaient remplis des collaborateurs réunis au bureau, et cela pouvait alors même devenir impossible de trouver une place assise. La technique bien connue des anciens, ou des plus sédentaires, consistait à arriver tôt le matin, avant neuf heures, pour se réserver une place de choix.

Rosalie avait donc fait en sorte d’être matinale, puisant du courage au réveil à l’idée que le week-end approchait. Elle dépose sur la table son café aussi brûlant que la température de l’air et allume son ordinateur, qui instantanément laisse apparaître les pages laissées actives la veille au soir. Encore seule à l’étage, elle se plonge sans attendre dans son écran et reprend le fil des pensées interrompues il y a quelques heures à peine. Elle se remet rapidement en tête les échéances à honorer, certaines pour le soir-même d’autres pour le début de semaine suivante, et la voici prise dans la cadence productiviste qui l’anime cinq jours par semaine.

Ses collègues, qui pour certains sont devenus des amis, arrivent au compte-goutte et prennent place autour d’elle dans le grand bureau commun. Elle répond à leurs saluts par de vagues hochements de tête tout en esquissant des sourires plus ou moins francs. Lorsque l’un d’eux propose à la cantonade un café, elle hésite quelques instants prise de l’envie de partager un moment d’insouciance et de détente pour bien entamer la journée, puis elle se ravise à la vue de sa « to do » posée juste à sa droite, bien en évidence, et comprenant une dizaine de lignes à rayer d’un trait déterminé afin de pouvoir tirer un plaisir maximal du travail qui aura été accompli en temps et en heure.

La journée se déroule comme à l’accoutumée jusqu’en milieu d’après-midi où une étrange excitation semble s’emparer des valeureux travailleurs. En effet, des bruits sourds venant du premier étage se font entendre, quelques notes de musique lointaine font irruption parmi les visages concentrés, quand un jeune homme vêtu d’une chemise hawaïenne, d’une paire de tongs et d’un collier de fleurs fait irruption dans le bureau. Instantanément les ordinateurs sont délaissés et les éclats de rire, moqueries et questions diverses fusent à travers le bureau. Le voisin de Rosalie sort de sa sacoche un short à motifs fuchsias et une perruque verte, en face de lui ce sont des lunettes de soleil à paillettes et un chapeau de paille qui s’exposent soudainement sur la table : en quelques minutes, l’espace de travail surchauffé se transforme en une loge de théâtre ou plutôt en une arrière scène du carnaval de Rio. Lassée par son propre sérieux, Rosalie se détache de ses préoccupations professionnelles et plonge avec ses collègues dans l’atmosphère festive qui se prépare.

En quelques heures, l’entreprise est métamorphosée et chacun a délaissé son costume de consultant consciencieux pour endosser qui celui d’un surfeur hawaïen, qui celui d’une danseuse du ventre, qui un marchand ambulant de chichis, beignets et autres gourmandises, pour se retrouver dans la cafétéria transformée pour l’occasion en une véritable boîte de nuit. Des projecteurs multicolores, un système son de haute volée, un bar en libre accès promettant punch, caïpirinha, rhum arrangé, les locaux en sont méconnaissables et propices à une évasion et un voyage dans l’espace. Rapidement, l’alcool coule à flot et les esprits s’encanaillent, les langues se délient. Cet événement bi-annuel qui réunit l’ensemble des équipes avant les congés d’été fait partie des moments forts et attendus de la vie de l’entreprise. Ces soirées à thèmes sont devenues une véritable tradition et permettent de se retrouver et de lâcher prise dans une ambiance simple et amicale où les considérations professionnelles disparaissent et le plaisir d’être réunis ensemble prévaut.

La nuit commence à tomber, il se fait tard déjà et le cercle des présents se retreint à mesure que les heures défilent. Un petit groupe principalement masculin est engagé dans une conversation animée près du bar, Rosalie s’approche pour se resservir un verre puis s’éloigne n’ayant aucune envie de se plonger dans une véritable discussion à ce stade de la soirée. Elle passe devant la piste de danse, la musique bat son plein, les danseurs d’un soir se défoulent sur des chorégraphies parfois osées mais assumées sans complexe. Elle les rejoint, un immense sourire affiché sur son visage sans même qu’elle s’en rende compte. Son regard s’arrête sur l’une des nouvelles recrues visiblement en costume de sirène, le ventre complètement à l’air et les fesses étroitement moulées, qui se déhanche langoureusement au rythme de la musique. Rosalie réalise qu’elle n’est pas la seule à la regarder, et rigole intérieurement ou peut-être même extérieurement, admirative de cette audace. Puis elle poursuit son chemin, ne sachant véritablement où elle va, elle se sent légère et heureuse en parcourant ce couloir pourtant si familier, elle se sent chez elle entourée de personnes qui lui sont proches, elle se sent en confiance et elle se sent libérée. Elle pousse la porte de la dernière salle et la referme aussitôt pour l’isoler du bruit de la salle principale, ici règne une ambiance déchainée assurée par un karaoké. Elle retrouve pendus au micro ses amis, ses plus proches collègues, et se mêle à eux pour s’égosiller sur des musiques de qualité douteuse mais ô combien enivrantes ! Elle ne sait pas combien de chansons défilent, elle reprend conscience d’elle-même alors que sa voix déraille et que son verre est vide. Et si on allait se prendre un autre verre, hurle-t-elle tant bien que mal à la cantonade, et aussitôt une réponse mêlée de cris de joie et d’approbations lui répond. Rosalie ouvre avec force et détermination la porte, avide de plonger à corps perdu dans ce bouillon de bonheur brut.

 

Merci à la cie Superlune qui a relayé cette consigne pour le final de son Décaméron et à toutes celles et tous ceux qui ont répondu à l’appel !