La balle

Contribution d’HLO, via Main Tenant

Chacun vivait dans son coin dans le studio en colocation où ils s’étaient trouvés réunis par le hasard, du moins le pensaient-ils. Tous deux avaient été invités à y séjourner par le propriétaire, un médecin, qui cherchait de nouveaux occupants. On leur avait permis de partager cet espace, sous réserve qu’on leur avait ordonné de ne jamais s’approcher l’un de l’autre à moins d’un mètre, de ne pas chercher à communiquer, et cela sous aucun prétexte, car la communication amène les émotions, les émotions amènent l’élan des corps, que les corps risquaient de se toucher et c’était très dangereux : ils pouvaient se contaminer et mourir. Cette consigne était bien acquise. On leur disait que l’épidémie qui sévissait dans le pays allait durer des années. 

Ainsi, chacun vaquait à ses occupations, du matin au soir, muet et évitant les regards. Le deuxième dans l’ordre d’arrivée avait pris la précaution de tracer une bande de peinture blanche au sol, afin de délimiter l’espace de chacun, espace à ne franchir sous aucun prétexte, c’était évident, même sans le dire. 

Après une dizaine de jours de confinement, l’un se trouva avide d’exercices physiques et se saisit d’une balle qu’il envoya contre son mur, la lançant et l’attrapant. Il ne pouvait le faire que dans le studio puisqu’il était entendu que sortir au dehors était très dangereux et d’ailleurs interdit. L’autre, également en manque d’activité, se mit à mimer son voisin pour se dégourdir aussi. Tous les deux jouaient avec une balle, réelle d’une part, imaginaire de l’autre. L’un fut si surpris de se voir imité qu’il jeta un œil vers son compagnon, rata la balle, qui roula dans l’espace du voisin, lequel la renvoya. Le mur fut oublié, les deux colocataires se mirent à se renvoyer la balle. 

Pour la première fois ils échangèrent un regard. Ce qu’ils virent de vivant et de joyeux chez l’autre éveilla entre eux une complicité nouvelle et inédite. 

Même lorsqu’ils s’éloignèrent ensuite l’un de l’autre, ils gardèrent en eux la trace de ce moment enchanté. * 

Sans s’en rendre compte, ils s’étaient approchés très près l’un de l’autre, et pourtant, ils ne moururent pas. 

D’après le Dr Bernard Bertrand, psychiatre et auteur d’une série d’expérimentations consistant à réunir dans un espace restreint un binôme de patients amnésiques sélectionnés dans un hôpital psychiatrique, en leur interdisant d’une manière ou d’une autre de s’approcher, il faut dix jours de confinement à des êtres humains pour trouver, d’une manière ou d’une autre, la force de transgresser les ordres et de comprendre ce que signifie le mot « ensemble ». 

* Milan Kundera, L’immortalité.

 

Merci au blog Main tenant qui a relayé cette consigne et à ses lecteurs qui ont été nombreux à répondre à l’appel !