Contribution de François, via Encrelignes, Boissy-Saint-Léger
Chacun vivait dans son coin, et puis quelque chose est arrivé, nous étions ensemble !
Telle était la maxime du doyen de notre peuple pour obtenir l’attention de son auditoire. En ce temps-là, disait-il aux plus jeunes, les pères de vos pères sillonnaient les mers et les océans, avides d’aventures et de découvertes. Ils souffraient de la faim ou de la soif. Ils rencontraient des vents contraires. Ils bravaient des tempêtes. Il leur arrivait même d’échapper aux flèches de peuplades inconnues en croisant au large de quelques îles perdues.
Un jour leur frégate fut prise dans une tempête si monstrueuse, que les plus vieux matelots n’en avaient jamais connu de pareille. Les flots déchainés soulevèrent le navire aussi facilement que s’il se fut agi d’un fétu de paille et le laissèrent retomber sur les récifs basaltiques qui faisaient une sorte de rempart à l’île dont ils s’étaient imprudemment approchés. Dans un nuage d’écume soulevé par les bourrasques de vent et avec un craquement sinistre, la frégate fut réduite en un instant en mille morceaux. Les marins furent projetés à la mer. Ceux qui savaient nager réussirent à sauver quelques malheureux que les flots effrayaient Certains s’accrochèrent aux débris qui flottaient tout autour mais tous n’eurent pas cette chance.
Le lendemain comme par miracle le soleil brillait de mille feux. Le sable insensiblement absorbait sa chaleur ce qui réchauffait les corps des hommes qui avait dormis épuisés à même le sol. Petit à petit, l’ordre des choses reprenait son cours ordinaire. Seule la présence insolite des nombreux débris qui parsemaient la longue plage de sable blanc apportait au tableau idyllique une touche de mystère.
Les marins prirent rapidement conscience de la réalité de leur situation. Ils avaient tous entendu dans les bistrots des ports des récits de naufrage, de survies de naufragés plus ou moins longues plus ou moins aléatoire aux quatre coins des mers du globe.
Leur première tâche fut donc de rassembler sur la plage les pièces de la frégate qui pourraient leur être utiles. Ensuite il fallut reconnaitre les lieux et les ressources disponibles. Le botaniste qu’ils avaient accepté d’embarquer avec eux serait à cet égard un précieux secours.
Le temps passant, les matelots bâtirent des cases à partir des pièces de coque de la « Bonne Fortune » et des outils qu’ils récupérèrent dans des coffres projetés par l’orage sur la plage. De même des cordages, des filets et tout un fourniment qui avaient été déposé après que la mer fut revenue au calme dans son lit furent utilisés.
Chacun mit à disposition de la communauté ses connaissances ou son savoir-faire ; le botaniste apprit à utiliser les plantes pour nourrir ou guérir, un autre à l’aide des filets récupérés enseigna l’art de la pêche, un autre encore montra comment poser des collets pour chasser les lapins qui pullulaient sur l’ile. Avec le temps la vie s’organisa en attendant le passage espéré de quelques voiliers à l’horizon.
Et puis un jour le jeune mousse qui bouillait d’impatience dans l’attente de cet évènement imprévisible dépassa les limites qui avaient été fixées. Il s’aventura à l’intérieur des terres et découvrit avec stupéfaction et avec inquiétude des empreintes de pas qui sans aucun doute étaient celles d’un humain ! Quelqu’un était passé ici, mieux quelqu’un l’avait suivi…
Avec le temps, les saisons passant, les lois de la physique appliquée en matière de société humaine se vérifièrent ici aussi. Les hommes d’équipage et les autochtones se rencontrèrent. Des collaborations se firent, des idylles se nouèrent. La cohabitation fut longtemps parfaite.
Pourtant dans le domaine des sciences humaines les certitudes sont fragiles et sont à l’image des plaques tectoniques qui paraissent immobiles à l’échelle humaine mais ne le sont pas.
Le travail du temps, subrepticement, fit son œuvre au sein de la petite communauté. La belle entente se fissura progressivement. Il apparut aux chasseurs que les armes à feu qui avaient été sauvées était plus efficaces que les flèches et les lances. Aux cultivateurs que le flair des natifs était plus affuté que celui des nouveaux pour trouver les ignames. Que les filets des marins qui se déchiraient avec le temps étaient moins adaptés pour pêcher dans le lagon que les éperviers des natifs. Entre les épouses des rivalités s’affrontèrent selon le grade des maris et les coffres à bijoux qui avaient fait office de dot. Partout la jalousie s’immisça. Le pire fut atteint quand un homme décida de clôturer sa parcelle de cocotiers. Pour les natifs de l’île cette énormité allait à l’encontre d’une tradition dont l’origine se perdait dans la nuit des temps. Pour cela il faillit être banni à vie.
Plusieurs mois passèrent dans ces conditions exécrables.
Un jour pourtant survint qui vit un pêcheur allant prendre conseil auprès d’un vieux sage installé au bout de l’île où il s’était construit un modeste ermitage pour se tenir à l’écart de ce que ses semblables étaient devenus. Ce vieux marin n’avait d’abord pas réalisé puis n’avait pas voulu penser à l’impensable. C’est la première fois qu’il exposait à quelqu’un sa constatation tellement incroyable qu’on l’aurait pu dire sacrilège tellement elle allait à rebours du sens commun. Le niveau de la mer montait ! C’était irrémédiable ! La mer avalait la plage chaque jour un peu plus ! Les poissons troublés par le phénomène désertaient les eaux auxquelles ils étaient habitués. Le lagon intérieur était en train de s’ouvrir à l’océan, perturbant de nombreuses espèces.
La nouvelle incroyable ne tarda pas à se propager Elle se répandit à la vitesse d’un incendie. Dans le même temps un miracle se produisit. Des assemblées furent organisées. Chacun devant le danger de voir l’île un jour submergée se mit à penser à des solutions pour venir en aide non seulement à sa famille mais aussi à ses amis et aux autres. Les sentiments de solidarité et d’entraide qu’on avait cru disparus à jamais refirent surface. Tous ensemble les natifs de l’île comme les anciens marins se mirent à construire des embarcations semblables à celles de leurs ancêtres qui avaient dans les temps anciens colonisés les îles de l’archipel.
Six mois plus tard une escadre de radeaux de fortune abordait, après de sévères privations, les terres d’où je suis en train de vous parler.
La morale de cet épisode de votre passé, vous l’avez compris, est que sans aucun doute nous ne sommes rien seuls dans notre coin mais que si nous sommes ensemble tous les obstacles, toujours, peuvent être surmontés !