La quête

Contribution de Marie-Pierre, via Encrelignes, Boissy-Saint-Léger

Chacun vivait dans son coin en cette année 1348. L’hiver d’une terrible rigueur incitait chacun à rester chez soi. Mis à part quelque hère en recherche de la moindre racine à se mettre sous la dent, ou quelque malandrin toujours prêt à commettre un sale coup, mourant lui aussi de faim, personne ne s’aventurait dehors. Chacun gardait pour lui la moindre miette, les récoltes ayant été très mauvaises, la pluie incessante ayant fait pourrir sur pied le blé, l’orge ou le maïs. Les greniers étaient presque vides.
Le seigneur lui-même avait du mal à nourrir sa famille. La dernière chasse n’avait rien donné, tout juste un sanglier, jusqu’aux collets restés vides. Dame Marguerite et ses trois enfants dépérissaient à vue d’œil. Le lait de sa nourrice tarissant en son sein, on était allé quérir un prêtre auprès du cloître afin d’administrer à Jehan âgé de quatre mois les derniers sacrements. Son fils unique n’allait pas survivre. Guillaume de Chagnac bien qu’au désespoir, ne laissait rien paraître.
Tapant du poing sur la table, il convoqua Benoît son intendant et envoya son fidèle écuyer Pierre quérir son coq de village Ancelin. Il fallait trouver d’urgence une solution.
Pierre revint seul. Diable que se passe-t-il ? demanda le seigneur. Pourquoi Ancelin ne t’accompagne-t-il pas ? La peste Monseigneur, la peste est au village. Il transportait sa femme Adélaïde au prieuré. Elle crachait le sang. Il a attelé son bœuf et l’a mise sur la paille, bien couverte avec moult couvertures en espérant avoir le temps d’y arriver afin qu’elle meure bien. Le bien mourir étant d’avoir pu régler ses affaires et recevoir l’absolution, même dans les pires souffrances. Rien n’étant plus grave que de quitter ce monde accidentellement, sans être prêt à paraître devant Dieu.

La peste était donc chez nous. On savait qu’elle sévissait à nouveau, mais nous avions espéré qu’elle n’arriverait pas jusqu’ici, qu’elle ne passerait pas le mur d’enceinte qui s’effondrait par endroits certes, mais devait suffire à arrêter ce mal dont on ne connaissait pas la cause se disait Guillaume. On ne comprenait pas non plus pourquoi certains l’attrapaient d’autres non, parfois dans une même famille.
Il faudra dès le printemps que je fasse consolider la muraille, mais les finances après plusieurs années de guerre et de disette n’avaient pas rempli son coffre. Il allait en toucher deux mots à Benoît qui ne devait pas manquer de mettre quelques écus dans sa bourse, les comptes n’étant pas faciles à vérifier et soupçonnant en général tout intendant coutumier du fait.

L’urgence était ailleurs. Ne touchez mot de tout cela à personne au château, sinon c’est au gibet que vous finirez ! Dame Marguerite a suffisamment de soucis et de chagrin.
Sur ces entrefaites le prêtre arriva enfin. Il était gelé. On lui servit un vin chaud parfumé de clous de girofles et Pétronille étendit sa cape près de la cheminée. Il bénit le Seigneur pour son accueil et fit part de la nouvelle qui ne l’était plus pour le châtelain. La peste noire décimait le village et occupait le couvent jour et nuit.

S’étant un peu ragaillardi le père Anselme fût conduit par Guillaume à la chambre où reposait le petit malade. Le seigneur resta interdit sur le pas de la porte et le prêtre lui recula vivement devant le spectacle, dame Marguerite donnant le sein à son enfant. Mais que faites-vous ma mie ? Marguerite leva les yeux vers son époux, ses joues avaient retrouvé des couleurs. Le croirez-vous mon ami ? J’ai ressenti un irrépressible besoin de m’occuper de Jehan et m’en voilà récompensée. Il a tété avec une telle ardeur ! Je crois que nous allons pouvoir nous passer du père Anselme dit-elle en souriant.
Guillaume s’en retourna donc, accompagné du prêtre qui éternua, dans la salle où l’attendaient toujours Pierre et Benoît. Il fit seller un cheval pour le prêtre et manda Pierre pour l’accompagner, la route étant longue jusqu’au prieuré et le père s’étant enrhumé semblait-il. D’autant que la nuit serait tombée avant qu’il ne soit arrivé. Guillaume remis une bourse de vingt écus au prêtre pour son déplacement bien qu’il n’eût pas à intervenir. Mais sa présence dans le château avait pu être bénéfique. L’espoir de sa descendance assurée renaissait pour Guillaume. Un héritier était là et il comptait bien mettre toutes les chances de son côté.

Pendant ce temps, Ancelin était arrivé au monastère où l’on installa son épouse sur un lit de paille fraichement posé au sol et recouvert d’un drap de lin blanc. Le prêtre médecin ordonna comme à l’accoutumée une saignée afin de chasser les humeurs, du vin coupé d’eau car la peste donnait grand soif, l’eau l’étanchant et le vin pouvant redonner quelques forces. On dévêtit Adélaïde et la couvrit de linge propre. La mère supérieure chargea sœur Marie-Louise pour laquelle elle éprouvait une grande tendresse tant elle accomplissait sa tâche avec courage et bienveillance, de la rafraîchir avec de l’eau de rose qui masquait l’odeur pestilentielle dégagée par la malade couverte de bubons qui ne laissaient aucun doute sur son état, tant les ravages de la maladie étaient avancés. Une quinte de toux accompagnée de sang arracha la gorge de la pauvre femme. Bien connue et appréciée au couvent, ainsi que des paysans, son mari Ancelin étant considéré comme un chef juste par les villageois, n’abusant jamais de sa position et sachant prendre leur défense si l’occasion se présentait.

Sœur Marie-Louise se couvrait la bouche d’un linge lorsqu’elle s’occupait des malades, bien que le prieur n’appréciât guère cette initiative. Elle s’était d’abord protégée pour supporter l’odeur émanant des pestiférés. Mais elle avait le sentiment avec l’expérience, que cela la protégeait également de la maladie, constatant que certaines de ses compagnes soignantes l’attrapaient elles aussi, bien que d’autres ne se protégeant pas n’étaient pas malades. Cela restait une énigme.
Elle avait fait part de ses observations à Mère Thérèse qui partageait ses réflexions, mais en vertu de sa déférence envers les moines médecins elle ne pouvait remettre en question la science des prêtres qui avaient étudié la médecine. Les sœurs, entendez par là les femmes, n’avaient vocation qu’à appliquer et exécuter leurs consignes alors même que leur pratique les mettait bien plus au fait des malades et de leurs humeurs.
Ancelin dit bonsoir à Adélaïde en lui prenant la main, lui promettant de revenir le lendemain, mais elle ne l’entendit pas, la potion à base de pavot administrée par sœur Thérèse l’ayant endormie et par là même soulagée pour quelques heures. Autour d’elle d’autres sœurs s’affairaient auprès de malades atteints principalement de la peste, soulageant leurs maux avec une potion, nettoyant sans relâche leurs déjections, refaisant leur couche, les rafraichissant à l’eau de rose, leur faisant boire du vin coupé d’eau. On pouvait voir leurs traits creusés par la fatigue, leurs yeux rougis. Elles vaquaient sans relâche jusqu’à l’épuisement, quand ce n’était pas la maladie puis l’inéluctable fin qui les emportait à leur tour quelques jours plus tard.
Mère Thérèse chargea sœur Marie-Louise d’une mission pour le lendemain. Aller quérir des renforts afin de les aider à faire face à l’arrivée inexorable d’autres malades. Inciter des jeunes filles à accepter de les aider dans leur tâche, sachant qu’elles bénéficieraient par la même d’un abri sûr, chauffé et de quoi manger à leur faim. Par les temps qui couraient on pouvait même espérer qu’elles soient tentées par le noviciat. Mère Thérèse saurait les convaincre. Marie-Louise très appréciée des villageois était la plus à même d’accomplir cette mission.

La maladie qui accompagnait l’implacable hiver compta ses morts par centaines. Guillaume n’en réchappa point, pas plus que ses filles. Dame Marguerite continua de nourrir son fils et de veiller sur lui. Pierre assurait sa protection, Guillaume l’ayant fait chevalier avant de mourir. Ancelin épargné veilla sur ses enfants s’acquittant au mieux de ses tâches et protégeant ses villageois contre Benoît réclamant la taille alors même qu’aucun d’entre eux n’était dans la capacité de subvenir à ses propres besoins.
Les prêtres et les sœurs n’avaient pas été épargnés. Le Père Anselme et quelques moines étaient décédés. Frère Baudoin fut élu Prieur. Mère Thérèse tombée malade à son tour avait choisi sœur Marie-Louise pour la remplacer avant de rendre l’âme, les instances pour une élection ne pouvant être réunies en raison des circonstances.

Tous ceux qui avaient échappé à la mort, qui cependant continuait de rôder, attendaient impatiemment les premiers signes du printemps qui se firent ressentir enfin à la Saint Jean de Dieu. Chacun y vit là un signe. Les travaux de la cathédrale allaient pouvoir reprendre. Chacun pourrait à nouveau travailler et assurer sa pitance. Pour les plus pauvres ajouter au bouillon de racines un quignon de pain et avec un peu de chance attraper un rongeur au collet ou un oiseau au lance-pierre.

Le Maître d’Œuvre réunirait autour de lui tous les artisans.
Le Tailleur de Pierre s’entourerait du meilleur Maçon qui ferait appel aux manœuvres hommes ou femmes (ces dernières toucheraient un demi-salaire pour un même labeur). Ceux-là travailleraient dès le lever du jour sur le chantier puis dans les champs jusqu’à la tombée de la nuit pour le Seigneur ou le Bailli.
Les métiers du bois feraient appel au Maître Charpentier et aux Menuisiers.
Louis le Forgeron qui travaille aussi bien le fer, le bronze, le cuivre que l’argent, rouvrirait sa forge et engagerait un ou plusieurs apprentis.
Le Maître Vitrier fabriquerait des vitraux plus ou moins richement enluminés et aurait besoin lui aussi de petites mains.

Tout ce petit monde de gens de bonne volonté serait réuni avec l’espoir, en élevant ces murs toujours plus haut vers le « ciel », de gagner le paradis.

 

 

Merci à l’association encrelignes qui a fait vivre cette consigne malgré l’annulation forcée des ateliers !