Le capitalisme, ou comment nous vivions seuls

Contribution de Jonathan via le Décaméron

Peu de gens sont réellement seuls, et le sentiment de faire partie d’un groupe ou d’un corps de métier offre un réconfort justement à l’antithèse de la solitude.

Mais en y regardant de plus près, ces regroupements ne sont que l’arbre qui cache la forêt, car nous nous y isolons finalement plus que jamais.

Quand les pompiers manifestaient pour faire reconnaître la dangerosité de leur vocation, qui, à part leurs familles, les a accompagnés ? Qui a réagi aux sirènes des personnels hospitaliers, aux salaires dérisoires et aux moyens se réduisant comme peau de chagrin, qui depuis 3 ans manifestent, font des grèves travaillées (!!!) et autres libdubs pour appeler au secours, et quand survient le pire assistent impuissants aux suicides de certains de leurs collègues, à bout de force ? Comment une situation si catastrophique, qu’elle pousse quelqu’un dont la vocation est de protéger la vie à mettre fin à la sienne, dans un organe si primordial, peut-elle se produire sans révolte populaire ? Combien de cadres accompagnent les Gilets Jaunes, dont la première revendication est le droit à vivre dignement, droit que l’on peut aisément s’accorder à reconnaître universel ?

Les seules choses que ces manifestants, aux revendications si légitimes qu’en perspective c’est leur situation qui paraît ubuesque, ont retiré de commun sont les stigmates du gaz, des LBD (arme de défense, rappelons-le) et des matraques.

Diviser pour mieux régner. Une belle phrase toute faite mais surtout une stratégie diablement efficace. Il est beaucoup plus facile de contenir 100 vagues qu’un tsunami. Et il est plus facile de renvoyer dans les cordes les pompiers, le personnel hospitalier, les gilets jaunes, les opposants à la réforme des retraites, séparément qu’ensemble.

Les manifestations sont isolées, et les revendications le sont également. Chacun a trop peur que des doléances jointes éclipsent sa problématique individuelle, et que les gestes qui seraient consentis par l’état n’en soient que plus dilués.

Ces craintes sont totalement justifiées par les décisions prises par les gouvernements successifs depuis des décennies et sont renforcées par l’individualisme inhérent au capitalisme. Tout le monde ne peut pas gagner, c’est nous ou les autres, le concept de la concurrence permanente. L’état ne débloquera pas de moyens pour l’éducation et la santé, ça sera l’un ou l’autre puisque le capital est un gâteau et qu’il n’y a pas d’argent magique.

Cette fameuse absence d’argent magique est la clé de voûte du système et justifie tout. On laisse mourir l’hôpital public, car il n’y a pas d’argent magique. Vous n’avez qu’une retraite de 600 euros, il fallait cotiser plus, il n’y a pas d’argent magique. La planète meurt, c’est à vous, classes moyennes et pauvres de vous y coller, car il n’y a pas d’argent magique.

Il semble néanmoins que ce n’est pas l’argent qui manque, quand le capitalisme permet, puisque c’est au fond son essence, à un homme de détenir une richesse plus de 100 millions de fois supérieure au salaire minimum.

Ce même capitalisme, non remis en cause car les éventuels grands perdants de demain ne pourraient qu’être ceux qui aujourd’hui ont tout, justifie l’inaction climatique, préférant une catastrophe naturelle inéluctable à la redistribution des richesses qui découlerait d’une lutte contre le réchauffement de la planète.

Devant cet argument d’autorité, ou venin c’est selon, craché sans cesse par ceux qui protègent les puissants, versions lâches de Robin des Bois, chacun cherche alors comment améliorer sa propre situation, à défaut de pouvoir construire une réponse qui serait globale et résoudrait les différentes parties de l’équation.

Capitalisme : nous étions seuls.

Et puis, sans crier gare, le Coronavirus est arrivé et voilà que le peuple français, un des plus libres certainement, s’est retrouvé confiné chez lui.

Ce virus, s’en prenant à tous sans distinction, faisant fi du pouvoir ou de l’argent (en témoigne l’état du premier ministre britannique ou le décès de la mère d’un des entraîneurs de football les mieux payé au monde), nous a tous ramené à ce que nous sommes : de simples humains faisant partie de la même espèce animale.

Et aujourd’hui que l’être humain se sent menacé, poussé dans ses retranchements, il lutte non pas uniquement pour sa survie individuelle mais également pour la survie de l’espèce. Les banques centrales, les mêmes qui brandissent habituellement la sacro-sainte « logique économique », font pleuvoir les milliards (pas magiques ceux-ci, cherchez la différence) pour solidifier à la va-vite les barrages qu’elles détruisent depuis des années et qui sont aujourd’hui les derniers remparts à la propagation de l’épidémie.

Étonnamment, c’est alors que nous nous trouvons plus isolés que jamais, enfermés dans nos chez-nous, que nous commençons enfin à nous voir et à nous entendre les uns les autres. Nous n’étions finalement pas seuls.

On voit enfin que l’hôpital public se mourait, qu’il n’y a plus assez de lits, plus assez de machines. On entend que les salaires de ceux que le dévouement contraint à s’isoler de leurs familles sont trop faibles.

Comme si nos autres préoccupations, toujours légitimes, étaient maintenant condamnées à attendre la fin de la crise sanitaire qui nous touche, nous sommes maintenant en mode survie, et faisons tous face la même menace, à la manière dont on affronterait un envahisseur extraterrestre.

Par peur pour notre propre santé et celles de nos proches, nous sommes tous à l’unisson : les moyens des hôpitaux et les salaires du personnel hospitalier, en première ligne pour protéger nos vies, sont insuffisants. Je passe volontairement sous silence mes messages odieux de quelques pourritures lâches à l’encontre des Cette pandémie aura au moins le mérite de nous faire réaliser qu’en France, en 2020, nous devons trier les patients dans les hôpitaux et décider de ceux à qui on donne une chance de survie et ceux que l’on accompagne en soins palliatifs.

Tous ces personnels hospitaliers, qui pensaient être seuls lorsqu’ils défilaient, sans soutien ou presque, se rendent comptent qu’ils ne l’étaient pas mais qu’ils n’étaient « simplement » pas entendus. Ou pire, entendus mais abandonnés. Et il est important de leur dire : vous n’étiez pas seuls, vos voix portaient bien et le message était clair, mais nous sommes coupables d’avoir été sourds à vos plaintes. Et nous ne le serons plus.

Il est à peu près certain qu’aucune famille politique ne se risquera désormais à déconstruire encore l’hôpital qui, véritable poumon du peuple français en cette période où l’insuffisance respiratoire est notre épée de Damoclès à tous, acquiert la reconnaissance qu’il n’aurait jamais dû perdre.

Au-delà des conséquences politiques et sociales que la crise que nous traversons pourra avoir, il faudra aussi mesurer son impact sociétal.
Comment allons-nous décider de vivre, alors que notre planète se réjouit aux yeux de tous de nous voir confinés ? Car c’est aussi quelque chose qui nous rassemble en ces temps moroses : nous ne pouvons que nous satisfaire de voir la nature respirer ainsi.

Une question se pose alors sur la sortie de la pandémie : allons-nous retourner à nos vies, prétendant que tout cela est derrière nous ou y aura-t-il, comme certains l’annoncent, un avant et un après ?

Personnellement je ne peux qu’espérer que l’on voit enfin la force collective s’exprimer et que l’on n’oublie pas ce, celles et ceux, que l’on a vus et entendus. Que l’on n’oublie pas qu’il faudra désormais non pas réduire mais augmenter le budget de la santé, que l’on n’oublie pas que les personnes âgées, fragiles, le sont d’autant plus que leur retraite est basse, voire misérable. Que l’on n’oublie pas qu’au-delà de 60 ans on est une personne fragile et qu’il n’est pas envisageable de travailler toujours plus longtemps. Que l’on n’oublie pas que nous nous dirigeons vers une catastrophe climatique certaine qui, si nous ne changeons pas drastiquement nos modes de vie, marquera la fin de notre ère.

Après la guerre viendra le temps des tribunaux, puis de la reconstruction et de l’unité nationale. Cette reconstruction peut être l’opportunité de faire mieux ce que nous n’arrivions pas à changer dans nos quotidiens, trop pris par ce rythme infernal : être plus solidaires, plus empathiques et adopter des comportements plus respectueux de notre terre.

Tout cela n’aura d’impact que si nous sommes ensemble, quand les soignants retourneront dans les rues, accompagnons-les. Ne redevenons pas sourds et aveugles. Ne les laissons pas retomber dans la solitude.

Cette volonté de préserver la planète et de mieux vivre ensemble il faudra la manifester cette volonté dans les urnes pour enfin sortir de ce système morbide, car c’est de cela que dépendra toute la suite.

 

Merci à la cie Superlune qui a relayé cette consigne pour le final de son Décaméron et à toutes celles et tous ceux qui ont répondu à l’appel !