Contribution de Sophie via le Décaméron
Il y avait bien longtemps qu’il ne comptait plus ni les jours ni les heures. Aux instants de répit, quand la brume se dissipe par-delà les lambris, il froisse de ses mains, jeunes encore, ces enluminures d’antan où l’amour et l’amitié s’écrivaient en lettres gravées. Sur les bois de bibliothèques, entre les livres et les poussières, quelques photos, parfois, appellent son regard blanc : clichés toujours émouvants, mais trompeurs, de ces vingt ans qu’ils appelaient leur bel âge.
Pierre lève le regard, et pense : nous nous croyions libres, aux échanges courants et rapides, aux paroles dispersées. Nous étions seuls avec nous-mêmes, dans les illusions ou le désir de nos petits pouvoirs. Nous pensions avoir des amis, nous n’avions que des complices.
Puis ce fut le déluge. La première faille a explosé le 15 février 2000. Et les autres suivirent vite, très vite, les volcans ressurgis déversèrent des tonnes de lave, brûlant les villes, noyant de cendres la terre entière. Pierre ne sait pas combien ont pu descendre dans les catacombes, ou gagner, comme il l’avait fait, par hasard, quelques jours avant, les hautes montagnes. Les nuits de sortie, il croisait parfois de loin quelques cueilleurs. Mais seuls le silence et son propre chant habitaient sa vie.
Dans son sommeil, pourtant, il lui arrive de rêver à un bruissement qui ressemble à la pluie.
Jusqu’à ce soir, où il entend les cymbales, quelques sons de guitares, comme des violons qui tournent au loin. La nuit tombait à peine, jamais il ne sortait si tôt. Mais ce bruit, on aurait dit de la musique, et ce son ressemble à un chant !
Pierre a suivi la voix humaine. Il sait voir dans le noir, et, comme jamais, il sent humide le sentier connu à ses pieds. Il glisse, s’égare dans la nuit, ivre de cet écho impossible.
Au bout de la nuit, Pierre aperçoit un hameau de pierres sous les flambeaux, une église et ses alentours se dessinent, sous ce soleil étonné, qui ose enfin se lever.
Quelques humains qui ne se connaissaient pas mais se reconnaissent, s’en approchent pas à pas, des bois alentours, des pieve d’en bas, dissimulées. Les têtes se lèvent et les capes tombent. Pierre fixera longtemps les tables en bois vermoulues de la place, avant de comprendre qu’elles l’attendent, qu’elles attendent le retour des femmes et des hommes.
Aux temps d’antan, dans les campagnes, on laissait, autour de la table, les sièges des absents.
En ce clair matin d’automne, les regards se croisent et les yeux se sourient, encore un peu de loin. Les hommes réapprendront l’amitié.
Mais Pierre sait déjà ce qu’ici chacun sait. Nous ne serons liés que de ce qui nous manque. Ensemble, nous compterons les places vides. Et rien, personne ne les fera oublier.