Nous avons de la rondeur

Contribution de Bille, via Main Tenant

Chacune vivait dans son coin. Vivait, c’est une façon particulière de dire comme nous étions. L’espace qui nous était dévolu était un grand rectangle vert. On nous y avait placées à l’intérieur d’un triangle. Pas n’importe comment. Nous sommes vêtues de couleurs différentes et nous portons sur le dos des chiffres qui définissent notre rang sur les côtés de ce triangle. Dos est sans doute un mot impropre puisque nous sommes sphériques, mais nous avons un corps que l’on dit élastique. Nous avons de la rondeur, une certaine dureté, une capacité de frottement et de résilience. Seule une d’entre nous ne porte ni couleur, si tant est que le blanc n’est pas une couleur, ni numéro. C’est elle qui nous envoie dans les coins pour commencer. Chacune sa place pour contempler le monde.* C’est la plus rapide, c’est elle qui reçoit le premier impact. Elle en porte parfois une trace bleue, s’échauffe plus que les autres à chaque coup et nous écarte d’elle. Parfois nous revenons vers elle mais c’est plus souvent elle qui vient vers nous. Le chiffre que nous portons nous définit bien plus que notre couleur même. Une fois éparpillées dans tous les coins, nous voyons revenir la blanche vers l’une d’entre nous pour en mener plus d’une dans les poches réparties de part et d’autre du grand rectangle vert. Elle revient inlassablement, nous chassant devant elle, évitant de tomber, jusqu’à ce qu’il ne reste qu’elle, parfaitement seule sur le tapis en feutre. Les points sont comptés et nous sommes alors retirées des poches d’angles ou latérales. Sauf à recommencer jusqu’à la fermeture de la salle où on n’entend que les chocs sur nos surfaces lisses, nous retournerons au secret dans la boîte où, pour quelques heures, quelques jours, sans souci de notre couleur ou de notre numéro, nous resterons ensemble.

 

* Michel Quint, Billard à l’étage.

 

Merci au blog Main tenant qui a relayé cette consigne et à ses lecteurs qui ont été nombreux à répondre à l’appel !