N. H. a écrit il y a quelques jours un article intitulé « Prison, je n’oublierai jamais ».
C’était un mardi, le jour même où se passait derrière les barreaux une rencontre incroyable : celle d’hommes et de femmes qui avaient travaillé en vis-à-vis sans se voir, celle de leur première rencontre, et celle du spectacle qu’ils allaient offrir quelques heures plus tard à un premier public : celui du dedans.
Et puis samedi dernier, ce fut dehors. Dans un vrai beau théâtre.
Et, si les mois passés en prison m’ont marquée pour longtemps, c’est ce jour-là, celui dont j’ai douté parfois, que moi non plus je n’oublierai jamais.
Leur apparition au dispatching.
Un groupe presque au complet, avec pour seul bagage leur sourire, leur impatience et, sésame si symbolique, leur texte en main.
Le passage vers l’extérieur, au volant d’un camion qui m’a réappris ce que pouvait être la joie.
Je n’oublierai jamais.
La patience et l’investissement des participants.
Leur sens de la responsabilité, conséquence aussi sans doute, de celle qui leur était donnée.
Leur trac, leur incompréhension d’abord, face à ce qu’ils étaient en train de vivre.
Ahuris d’être dehors pour la raison la plus fragile et la plus forte qui soit : celle du spectacle qu’ils allaient jouer. Un récit collectif composé, pas à pas, mois après mois, à partir des mots, des voix, des doutes, des envies, des ombres, des loups et des agneaux que chacun porte en soi, tissé par des questions, de l’humour, et des cris. En vis-à-vis.
Je n’oublierai jamais.
Leur attention aux petites choses. Au lieu. Aux autres.
Les femmes qui se préparent comme pour une cérémonie.
Un père qui pleure dans mes bras. Des familles pleines de joie.
Ceux qui relisent leur texte en plein air.
Qui apprennent les phrases de ces « co- » qui n’ont pas pu être là.
Ceux qui ne comprennent pas tout, mais qui vont tenter, parce qu’ils sont là, et qu’ils n’en reviennent pas.
Je n’oublierai jamais.
Leur curiosité.
Leur vitalité.
Et leur transformation, visible, au fil des heures.
L’envie de quelques-uns de ne pas arrêter la seule vraie répétition.
Le ras-le-bol des autres.
Ces moments où l’on sent qu’il faut plus que jamais garder la balance, le cap, l’éponge en main. Mêler douceur et fermeté, exigence et confiance.
Je n’oublierai jamais.
Ces briquets échangés, encore, comme une flamme que l’on s’offre depuis des mois, petit yo-yo magique.
L’attention, l’implication et la disponibilité de chacun de ceux qui nous ont accueillis, qui ont préparé cette fête. De ceux aussi avec lesquels nous avons travaillé. De ceux qui nous ont accompagnés. Et de ceux enfin qui sont venus recevoir, écouter, retrouver : nos « invités ».
Je n’oublierai jamais.
La ronde de tous avant d’y aller.
Le cri de guerre de cette équipe éphémère.
Le trac de chacun. Comme n’importe quel comédien.
Ce moment où la conscience du groupe prend le pas sur l’individuel.
Et la scène enfin.
Objectivité impossible pour moi. Mais la sensation d’une heure dans une autre dimension, qui donne sens aux mois qui viennent de s’écouler (et, bien avant eux, aux années d’ateliers qui ont permis un tel projet).
Je n’oublierai jamais : les bruits de portes, les barreaux, les sons et les images, les visages. Et ces cadres vides que j’emportais pour figurer l’espace qu’il n’y avait pas, pour qu’ils passent leurs yeux à travers et que, dans ce petit espace scénique symbolique, quelque chose peut-être advienne…
« Par la fenêtre, je regarde ce qui ne se voit pas… »
Eh bien samedi dernier, par la fenêtre, j’ai regardé, et l’invisible, l’improbable est apparu.
Aux yeux (ou plus justement au cœur) de tous.
Parce que oui, ils (et elles) ont offert au public (intimes et inconnus, mondes du dedans et du dehors rassemblés) ce récit que nous avions bâti ensemble. Avec des maladresses bien sûr, mais avec une vérité, une générosité, une implication, une humilité, et une émotion dingues.
Et le public ne s’y est pas trompé.
Tant de choses encore que je n’oublierai jamais…
L’après-spectacle.
Celui qui a suivi (un rendez-vous miracle !).
L’euphorie, les retours du public, la fête capillaire (à bon entendeur !), le repas, les portes grandes ouvertes.
Je me souviendrai aussi.
De l’expression « atelier théâtre », qui, aussi désuète soit-elle, peut devenir un sésame.
Du fait que les ateliers de création artistique peuvent donc encore (pour combien de temps ?) ouvrir des portes habituellement fermées (prisons, hôpitaux, etc.).
Et que, oui, tenter de marier l’utopie et la poésie, apprendre à transposer le réel par la création d’un récit collectif, c’était un pari à la fois fort et fragile, mais qui a ouvert bien des portes en chacun.
Pour demain.
Céline Liger